Art et Science du Numérique
« La technologie ne doit pas invisibiliser l’humain derrière la création artistique »
Le 24 juin prochain, la société savante Aristote organise un séminaire original dédié à l’Art et à la Science du numérique. Bernard Monnier, son organisateur, revient sur son projet à l’heure ou la technologie et l’essor de l’IA questionne en profondeur le milieu de la création artistique.
Pourquoi vous êtes-vous lancé sur ce thème plutôt surprenant au premier abord, pour Aristote ?
L’idée vient du fait que j’ai toujours cru que l’innovation, et toutes les nouveautés qu’on peut produire ne peuvent se faire que par la collaboration entre des personnes issues de champs très différents, et en mêlant des approches diverses. Selon moi, la transdisciplinarité est au cœur de l’innovation. Il faut créer de la complémentarité entre les profils, mieux vaut être ouvert et large plutôt que toujours très pointu dans son domaine. L’intelligence collective est essentielle pour produire des choses intéressantes. Moi-même, j’ai pu traverser différents domaines, entre l’ingénierie, au sein de laquelle je mêlais déjà des communautés technologiques qui ne travaillaient pas toujours dans un mode collaboratif apaisé, le hardware et le software par exemple, puis par le MBA que j’ai fait, pour les volets business, marketing, finance… Dans les séminaires précédents j’ai toujours tenté de mettre en avant des profils pas seulement issus du milieu technologique, mais provenant du domaine des sciences humaines et sociales par exemple. A l’extrême limite, encore, il a y le domaine artistique et les rencontres que j’ai pu faire.
Le contexte est particulier pour le domaine de l’Art qui s’interroge beaucoup ou s’inquiète de son rôle face à l’essor des intelligences artificielle générative. Le séminaire s’inscrit aussi sur ce sujet ?
Oui, le but des séminaires Aristote est d’ouvrir des sujets pour créer des échanges et des discussions. Bien sûr que tout le monde aura en tête la question de la création. Peut-on vraiment tout générer quand les IA enchaînent les musiques et les tableaux ? Peut-on assimiler cela à de l’Art ? Il est sûr que l’IA vient transformer, disrupter le domaine artistique. Personnellement, je m’inquiète qu’avec cette perception « productive » de l’Art, on n’en fasse qu’une discipline qui répond à la demande du monde. Les créations pourraient devenir plates, sans relief. Car quand on ne fait que regarder ce que veut le client, on passe à côté de nombreuses choses. Nous n’aurons plus ce qui est original ou disruptif. Ce qui m’inquiète, c’est que ce risque n’est pas pour demain, mais pour dans 10 ou 15 ans. Ce serait long et lent. Et je suis convaincu de ce que je dis, cette vision pourrait casser la dynamique de l’Art ou nous faire passer à côté d’œuvres magnifiques demain. C’est pour cela qu’on ne doit jamais oublier l’humain derrière la technologie et qu’il est important d’en débattre aujourd’hui avant qu’il ne soit trop tard.
Comment avez-vous défini le cadre du séminaire, ou le choix du programme pour un thème si… large ?
Le but était de faire venir des gens qui ont ce « spectre large » dont je parlais précédemment. J’ai toujours admiré des gens pointus et compétents dans un domaine, mais qui possèdent un côté artistique : de la musique, de la peinture, du théâtre… Et qui sont capables d’aller très loin dans les deux. Ils savent très bien se servir de la technique tout en conservant un supplément d’âme artistique. L’idée c’est de tenter de démontrer que ce qui semble opposé peut se rassembler. Relier les mondes. Donc le but est de mettre en valeur des gens que j’ai pu rencontrer ou dont j’ai entendu parler, de les faire discuter ensemble et montrer ce dont ils sont capables, et d’interagir avec le public sur ces sujets passionnants.
Quelle définition avez-vous donné à ce qui est « artistique » ?
Je suis parti sur une définition qui regroupe toutes les œuvres humaines qui participent à toucher les sens et les émotions, sans restriction de domaine, mais j’ai élargi le spectre. Par exemple, je pense personnellement que toutes les personnes qui cherchent aussi à donner accès à ces œuvres sont des artistes également. Les personnes qui vont faciliter l’accès à l’art aux personnes en situation de handicap, sont pour moi des artistes. Je les admire par leur capacité à rendre accessible ces œuvres et leur éviter de passer à côté. Donc je veux les mettre en avant, comme Projet Ability, pour les mal-voyants. Autre exemple, nous aurons Julien Welmart, un chirurgien cancérologue de Montpellier. Lui, sa tristesse, tous les jours, c’est de voir les enfants atteints de cancer qui rentrent dans la salle de radiothérapie, sans leurs parents, dans un endroit très austère, ou la technique justement est très lourde. Beaucoup pleurent. Et il a eu l’idée de prendre un robot et de l’éduquer pour que le robot devienne le « copain » de l’enfant, et l’aide à passer cette étape avec davantage de sourire. Pour l’accompagner. Je trouve cela formidable, et je voulais le mettre en valeur également.
Ce seront donc des profils « inhabituels » pour Aristote ?
Oui et non. Oui parce que ce sera la première fois que l’on dédiera une journée entière à ce sujet avec ce prisme là, mais on retrouvera avec grand plaisir par exemple Don Foresta, qui a participé à l’association par le passé. Il avait montré ses actions dans le domaine de la vidéo, mais il venait davantage parler de numérique. Là il nous parlera de ses œuvres sous l’angle artistique, du théâtre par la vidéo. Ce qu’il fait est très original, c’est une personne très impliquée et vraiment très intéressante. L’idée c’est de montrer comme la technologie aide les créateurs à faire ou penser autrement. Comment est-ce qu’ils se l’approprient ? Comment ils prennent leur place ? Nous ne nous sommes mis aucune limite. Ainsi il y aura aussi Priyanka, qui a travaillé dans des grands groupes, dans le spatial et qui crée des tableaux par des équations mathématiques. Une de ses œuvres s’est même retrouvée dans l’ISS. Aurélien Meyer nous racontera l’histoire de la réalisation du cheval sur l’eau qui nous a émerveillé lors des jeux olympiques 2025, mais aussi Elise Colombo, qui, avec Buddy, veut créer un pont entre technologie et humanité. Ou encore Jean-René Camara, qui nous montrera comment la musique et l’industrie peuvent s’allier, et présenter les révolutions industrielles dans le domaine musical. Ce sont des visions que le public n’a pas forcément. La journée sera introduite par les exposés de Geneviève Vidal, professeure des universités, dont les activités de recherche portent sur les usages numériques selon une dynamique socio-politique, et Olivier Bodini, professeur des universités (Université Paris13), directeur adjoint de l’école doctorale Galilée et responsable de l’équipe CALIN. Nous ferons d’ailleurs aussi une synthèse des échanges de la journée qu’ils co-organisent le 14 mai sur une rencontre Artistes/Chercheurs à LaMSN (Université Sorbonne Paris Nord).
Cette journée Aristote permettra également de découvrir d’autres personnalités comme Dana Diminescu, Lucie Pantera, Sabrina Paneels ou encore Charles Similia, Artiste Sculpteur Numérique ou Pierre Chatel, un ingénieur que j’ai connu au centre de Recherche du Groupe Thales. Je n’avais jamais imaginé que cette personne possédait de telles capacités artistiques, jamais mise en avant, et qui pourtant, a fait le choix en 2016 de quitter son poste de chercheur pour les développer pleinement, changer de vie de métier. Et il nous expliquera ce qu’il s’est passé. Ce sera passionnant de découvrir comment on peut transformer sa vie du jour au lendemain guidée par ses passions..