Inflation des données numériques : que faire ? est-ce viable ?
« La data est l’essence du moteur des réseaux connexionnistes »
Aristote revient en 2025 avec un séminaire entier consacré à l’inflation des données numériques. Face à la révolution de l’IA, et les multiples réglementations, les enjeux sont nombreux dans un monde « globalisé ». Sans omettre la question évidente de l’impact écologique de cette inflation… Bernard Monnier, expert France 2030 et Nathalie Puigserver, avocate spécialisée, présentent cette journée prometteuse.
Le sujet de l’inflation des données numériques a déjà été très en vogue entre 2015 et 2020, pourquoi lui dédier à nouveau un séminaire Aristote ?
Bernard Monnier : Le sujet revient surtout sur la table du fait de la « révolution » de l’intelligence artificielle. Le consensus est désormais général et tout le monde s’accorde sur le fait que, oui, c’est une révolution, et que nous n’étions qu’au tout début des potentialités technologiques. Donc nous devons remettre sur la table certains sujets, revoir tout ça et nous interroger sur les conséquences, les avantages et les inconvénients. Pour moi, l’IA est du même ordre que le nucléaire. D’un côté, cela peut être une bombe, de l’autre un grand bienfait, par exemple, une technologie d’indépendance énergétique. L’IA pourrait nous permettre de grandes avancées dans la gestion du CO2, mais aussi dans d’autres domaines comme la santé. Les progrès sont énormes et permettront de soigner et détecter le cancer du sein deux ans avant des radiologues avertis. C’est un avantage immense, idem pour le cancer de la prostate. Mais l’outil pourrait aussi devenir extrêmement dangereux au niveau mondial, avec les fake news, notamment. On s’aperçoit que tout ce monde va beaucoup plus vite que ce que l’on pensait, et l’horizon que l’on estimait à plusieurs décennies pourrait poindre beaucoup plus rapidement.
Ce séminaire a pour but de se réveiller sur le sujet, et ne pas se dire : « On a le temps, on regardera plus tard » … Non, il faut mettre sur la table toutes les problématiques concernant la donnée : juridique, éthique, la propriété intellectuelle, le droit… Et aussi à propos d’un domaine qui me préoccupe personnellement beaucoup : le numérique responsable.
Nathalie Puigserver : Il faut ajouter qu’à l’heure actuelle, la data offre un intérêt particulier d’un point de vue juridique, du fait de la somme des règlements européens qui ont vu le jour ces derniers mois et qui s’appliquent d’ores et déjà, ou sont en cours d’entrée en vigueur : l’IA Act, le Data Act, le Digital Market Act ou le Digital Services Act. Personnellement, j’ai vu la montée en puissance de ces questions, car elles traitent toutes de la data. En réalité, c’est un sujet majeur quel que soit le domaine, car il est au cœur de l’application du numérique. Je fais du droit informatique depuis vingt ans, et c’est un réel enjeu dans tous les domaines. Même dans la filière laitière par exemple, ils ont un responsable de la data. Il est important de continuer à en parler car nous voulons et nous devons garder le lead au niveau européen sur la règlementation, comme ça a été le cas pour les données personnelles. Pour cela, il faut une montée en puissance technico-juridique, même en dehors des questions de l’IA, d’ailleurs, pour recouvrir toutes les différentes approches. Pour certains, les données ont beaucoup de valeur et relèvent d’un gros enjeu juridique et financier ; parfois, elles ne valent pas grand-chose. Mais il est très important de garder la souveraineté sur ses données.
Mais pourquoi traiter de la data spécifiquement, et pas de l’IA sur le plan technique, puisqu’elle en constitue une des plus grandes parties ?
Bernard Monnier : J’ai organisé différents séminaires pour Aristote, et toujours avec une continuité. Il y a d’abord eu le numérique responsable, la souveraineté, où nous avons mis l’accent sur le Cloud. Ceux-là se situaient davantage sur le côté technique, idem avec l’IA Hybride il y a un an. Nous ne traitons pas de l’IA en tant que tel, mais de tout ce qu’il y a autour, car je décompose le problème de l’IA. Si j’organisais une conférence générale sur le sujet, je devrais parler de tant de choses… Elle durerait plus de trois jours ! Donc nous préférons décomposer et traiter chaque partie séparément puis questionner et résoudre chaque question spécifique. Une fois qu’on aura abordé chacune des parties (le stockage, le cloud, la souveraineté, le droit, la data…) nous pourrons faire plus de généralités. Mais la data mérite vraiment que l’on fasse un séminaire dédié. Quand on voit que l’on va atteindre les 180 zettaoctets (10^21) de données créées en 2025, c’est colossal. On ne peut pas se limiter à une table ronde sur le thème, comme sous partie d’une conférence plus large. N’oublions pas que la data est l’essence du moteur pour les réseaux connexionnistes, et que c’est justement cette quantité de données qui est à l’origine des progrès en IA, en grande partie. Et là, les questions renaissent. Nous avons besoin de débattre encore, car dans un monde globalisé, si nous, en France, nous mettons un budget de 100, nous avons d’autres acteurs qui mettent mille, dix mille ou cent mille… On ne joue pas dans la même catégorie. Alors on peut se lamenter, ou tenter de réfléchir pour avancer. C’est ce qu’il s’est passé dans les réflexions sur l’IA Act. On pourrait aussi dire que la réponse qu’on nous apporte viendra d’Elon Musk et attendre, mais je ne pense pas que ce soit une réponse pertinente.
La question est donc de savoir comment faire émerger des solutions qui nous sont propres… Donc comment créer notre Elon Musk ?
Bernard Monnier : Selon moi, il est impossible de ne pas évoquer les marchés publics. C’est d’ailleurs la commande publique qui a fait en partie la force d’Elon. Mais nous mettons tellement de freins que ce sera très compliqué… Il faut qu’on réponde à cette question, c’est la seule manière de s’en sortir. Notre point fort, c’est le juridique. Il faut se servir de tout ce qui est réglementation pour influencer et rayonner dans le monde. Pour cela nous devons laisser la parole à des vrais acteurs, des personnes qui sont confrontés aux problèmes, et qui « parlent vrai », pour nous permettre de bien comprendre le monde dans lequel on évolue. Et c’est le but de cette journée. Tous les invités sont des personnes qui travaillent concrètement sur les sujets. Il faut mettre en avant tous les problèmes, sans retenu, et garder l’éthique en ligne de mire. C’est un moyen de nous protéger. Nous avons vu avec le RGPD le résultat. Depuis 6 ans, nous constatons qu’on s’en sort mieux avec que sans. N’oublions pas que sans lui, nous n’avions qu’à attendre de nous faire envahir…
Nathalie Puigserver : Il faut imaginer un jeu de cartes, et se demander si c’est bien nous qui avons la maîtrise des règles du jeu. Comme le disait Bernard, sur le RGPD, personne ne s’intéressait à cela. Mais ce règlement a peu à peu fait tache d’huile. En Chine, aux USA, au Japon, tous ont mis en place des règlementations similaires. Il ne faut pas tuer dans l’œuf ces idées de règlementations qui ne sont vues que comme des contraintes. Elles ont un aspect contraignant, mais font aussi office d’opportunité pour le marché. Prenons l’exemple des smartphones, lors de l’arrivée de l’iPhone. Apple avait des accords d’exclusivité avec les opérateurs et vous ne pouviez pas acheter votre iPhone ailleurs. La réglementation qui a cassé ses accords, a permis à tout le monde de revoir son modèle économique, en dissociant l’appareil du forfait, et cela a fortement aidé à libérer le marché des smartphones.
Bernard Monnier : Après, il faut admettre que lorsqu’on est technicien dans l’âme – ce que je suis – on voit toujours la réglementation comme une contrainte, car on veut avancer vite.
Mais vous pensez que la réglementation peut empêcher des avancées technologiques ? Vous avez des exemples ?
Bernard Monnier : Le souci, c’est que si une législation a empêché ou détruit des avancées, on ne les voit pas forcément, car elles n’ont pas vu le jour… Mais pour l’Europe, il faut bien avoir en tête que c’est un passage obligé pour que l’on reste des acteurs importants avec le peu de moyens que l’on a face aux marchés chinois ou américain. Pour développer le marché, nous avons deux outils : le financement et le juridique, qui doivent être manipulés ensemble. Si nous n’utilisons pas l’outil juridique, nous serons rapidement hors-jeu. Le juridique est un outil pour concurrencer les acteurs dans les domaines de pointe. Il ne faut pas avoir peur, ni être trop dramatique. Nous sommes capables de nous en sortir, de regarder comment cela fonctionne, et de nous adapter. Cela n’avance à rien d’être négatif. Si l’on part du principe que nous sommes plombés et que ce sera toujours un boulet au pieds, ce le sera toujours. Nous ne devons pas dire que c’est une contrainte. L’IA est une formidable opportunité, mais il faut faire en sorte qu’elle ne soit pas dangereuse. Donc l’Europe va intégrer l’IA Act, pour encadrer les choses afin que cela n’explose pas en vol, et faire en sorte que l’IA ne devienne pas une bombe nucléaire. Certes nous aimerions développer plus vite, mais cela pourrait vite devenir malsain, comme parfois, on peut l’observer ailleurs…
C’est le cas notamment en ce qui concerne l’environnement ?
Bernard Monnier : Oui mais pas seulement, c’est un sujet qui nous tient à cœur, et nous voulons donner à la journée une sensibilité particulière sur la question. Nous commencerons donc avec une intervention de Jawaher Allala, qui évoquera ce qu’il faut faire pour lutter contre la surcharge des données pour un numérique responsable. Elle a fondé Systnaps, et fait partie de l’initiative Planet Tech’Care. Nous aurons ensuite Arnaud Contival, qui nous parlera de ce qu’il observe dans la Silicon Valley, un domaine qu’il connaît très bien. Laurence Devillers sera là aussi, pour une table ronde. Beaucoup de personnes sont attendues, car nous voulons vraiment développer les échanges. Car il ne faut pas se leurrer : la data a des impacts à tous les niveaux. Il n’y a jamais qu’un seul interlocuteur : entre les algorithmes, la données, leurs exploitations… Dans tous ces débats, le but est d’impliquer les gens sur le terrain, afin qu’ils soient consultés avant que ces règlements ne soient pris. Bien sûr, tout cela prend du temps… Et c’est là la plus grande difficulté du domaine juridique : le temps.