La complexité dans les sciences
«Face à l’incertitude, il faut gérer la complexité »
L’association Aristote organise le 11 décembre un séminaire sur la complexité des systèmes physiques. Dans un monde de plus en plus connecté, de plus en plus rapide, et face à des problèmes rendus de plus en plus complexes dans la conception et la fabrication d’artefacts, les organisations doivent évoluer. Si le travail en innovation ouverte s’est peu à peu mis en place, les systèmes sont encore loin d’être adaptés, et encore trop souvent soumis à une volonté de contrôle. Bernard Monnier et Jean-Pierre Briffaut, organisateur du séminaire reviennent sur ce sujet au cœur du monde actuel.
Comment est née l’idée de ce séminaire ?
Jean-Pierre Briffaut : Tout est partie d’un ouvrage. J’ai une formation universitaire. Après mon doctorat, j’ai travaillé 17 ans chez Philips, puis j’ai enseigné, notamment pour l’Institut Mines-Télécom. En 2010, lorsque j’ai pris ma retraite, l’institut Fredrik R. Bull m’a demandé de piloter un groupe de réflexion, sur le sujet de la complexité des systèmes de systèmes. Je suis devenu responsable d’une collection d’ouvrage sur ce domaine précis, et j’ai publié six livres chez ISTE Éditions, et dirigé deux ouvrages collectifs : un sur la complexité dans les systèmes technico-scientifiques, et un sur la complexité dans les sciences humaines et sociales. Pour ce séminaire, la plupart des intervenants sont des personnes qui ont participé à l’ouvrage sur la complexité dans les systèmes technico-scientifiques. Par exemple, Philippe Kourilsky, membre de l’académie des sciences et directeur honoraire de l’Institut Pasteur, qui parlera de la complexité dans le monde de la biologie ; ou encore Jean-Paul Delahaye, de l’université de Lille, qui est un spécialiste de la complexité mathématique. Je pense aussi à Jacques Printz, Professeur émérite d’informatique au Cnam, qui évoquera les complexités de l’information.
Plus précisément, sur quoi porte l’ouvrage ?
J-P.B : Le sujet, c’est d’analyser la manière avec laquelle on traite la complexité en informatique et dans les sciences techniques. L’approche générale, c’est l’approche systémique : c’est-à-dire qu’on assemble des sous-ensembles, pour fabriquer un système plus complexe. Dans les sciences humaines et sociales, c’est plus délicat. Car si on veut prendre cette approche systémique, il n’y a jamais une seule et unique façon de décomposer un existant en sous-ensemble, il existe beaucoup de versions différentes. Donc les choses sont plus… complexes.
Et quid de l’économie alors, fait-elle partie du débat ?
J-P.B : Il y a encore beaucoup de discussions pour rattacher l’économie au Science Humaines et Sociale ou aux Sciences et Techniques. Tout dépend si vous vous placez du point de vue de l’économétrie, par exemple, ou d’autres domaines… Nous avons voulu éviter ce débat-là, donc nous avons étendu le sujet par rapport au monde technico-scientifique.
Bernard Monnier : Et c’est pour cela que Jean-Hervé Lorenzi sera présent, C’est le fondateur du Cercle des économistes et il parlera de la complexité en économie, justement. Cela me paraissait important qu’il soit invité. Car, en réalité, selon moi, les sujets se rejoignent. Déjà en 2004, je prédisais que le monde industriel changerait profondément. Dans le sens où il serait confronté à davantage de complexité. Et cela a un impact sur l’innovation, et change radicalement notre manière de la travailler. On le voit, nous évoluons dans un monde où tout est connecté : les économies, les technologies, les écosystèmes, les opinions, les émotions collectives. Les phénomènes s’enchaînent, s’amplifient, se répondent… La complexité est exponentielle. Pourtant de l’autre côté, en entreprise et dans la recherche, les financements, eux, diminuent. Pour faire de l’innovation, ces deux paramètres sont en regard et on fait face à un système d’équation impossible. Comment innover quand la complexité s’accroit et que les financements diminuent ? Le seul moyen de s’en sortir c’est de faire de l’innovation « ouverte », c’est-à-dire de travailler avec des partenaires, et donc de coopérer. Cela ne s’apparenter en rien à de la gestion d’un coût, c’est bien une manière d’appréhender la complexité. C’est plus difficile à faire mais on n’a pas le choix, c’est une nécessité.
J-P.B : Cette idée de collaboration est importante, elle est aussi très culturelle. On le sait depuis la fin des années 2010. Les ingénieurs ne peuvent pas être des entités internes cloisonnées à l’entreprise, dans leur département R&D, sans cesse soumis à la confidentialité. On ne peut plus travailler dans le seul cadre d’une innovation fermée. Certains pays sont plus ouverts que d’autres à cela.
BM : Il y a eu un virage en 2008. On a commencé à changer les process, à modifier les méthodes de travail, pour établir justement des systèmes complexes, afin de mieux appréhender la complexité. On a bien compris qu’il fallait passer par de l’innovation ouverte et le décloisonnement des entreprises, j’ai créé un modèle de mesure de l’innovation en 2007 qui démontre justement l’utilité de cette stratégie indispensable pour innover dans ce contexte de la complexité. D’où la création d’écosystème, de PME, de start-up avec lesquelles on va s’associer etc. Idem pour l’Open Source, en informatique, où l’on va avancer en se basant sur des constructions qui ont été établies par d’autres. C’était tellement naturel dans le software car on ne pouvait pas écrire et maintenir des milliers de lignes de codes tout seul, que la méthode a été étendue ensuite au hardware, avec l’Open Compute Project. Il est né car il y a eu une ouverture profonde des méthodes de travail dans tout le secteur, cela a contribué à ne plus être captif de solutions « constructeur », contribuant à réduire les coûts et gagner en souveraineté !…
Mais quel impact cela a-t-il concrètement ?
J-P. B : La composante qui est commune à tous ces problèmes de complexité, c’est l’incertitude. On ne sait pas ce qu’il va se passer dans les secondes qui viennent, dans les jours, les mois ou les années prochaines. L’incertitude est inhérente à notre monde. Donc il faut savoir lâcher prise, et collaborer. Étant donnée l’utilisation importantes des unités de traitement d’information, dans beaucoup de système ou beaucoup de produits techniques, on ne peut plus gérer la quantité d’informations. Donc on est obligé de faire appel à des disciplines diverses et variées : collaborer. D’ailleurs, la structure des organisations évolue, davantage en réseau. Pour construire des systèmes complexes, on est obligé de complexifier notre manière de bâtir les systèmes.
B.M : Mais le souci, c’est qu’il est plus compliqué de faire des projets d’innovation en innovation ouverte, qu’en innovation fermée. Avant, on était dans son milieu, on connaissait ses voisins, on travaillait avec, dans un cadre sécurisé… Aujourd’hui vous avez une société A en synergie avec une société B, en synergie avec une société C… Mais nous n’avons pas le choix. Il est impossible de travailler comme avant, en restant comme vous êtes, c’est-à-dire en restant inconscient de ce qu’il se passe dans le monde. On ne résiste pas au monde, ni à sa complexité. On le voit au niveau européen où il a fallu multiplier les collaborations entre partenaires, mais aussi à travers toute l’Europe. Et parfois, il y a des dérives. On met en place des projets gigantesques, avec jusqu’à 80 partenaires, qui in fine, ne peuvent plus avancer. On est passé d’un extrême à un autre, et les projets ne sortent jamais. Et c’est dommage, car on y investit des millions qui sont dépensés inutilement. La gestion des systèmes complexes demande vraiment de l’équilibre.
J-P.B : Et il faut ajouter à cela des choses qui viennent encore compliquer la tâche, comme le rapport à l’information, dans le système, et que les technologies viennent amplifier. Je pense à l’espionnage. C’est quelque chose qui vient entamer la confiance et gêner la collaboration. Les Américains ont fait une enquête, parue dans une revue scientifique anglaise : les meilleurs hackeurs au monde sont les slaves : les Russes, les Polonais et les Ukrainiens. Il leur faut en moyenne 8 minutes, pour cracker une clef d’accès à un système. Derrière viennent les Nord-coréens, qui le crackent en moyenne en deux heures, et les Chinois, qui prennent quatre heures. Une piste serait que cette différence proviendrait des structures de langages qui changeraient la manière de penser. Tout cela pour dire que l’espionnage est quelque chose de sous-estimé et qui permet à beaucoup d’obtenir des solutions sans avoir à collaborer. L’autre phénomène, c’est la désinformation, qui vient troubler les systèmes également. Les laboratoires pharmaceutiques sont très réputés pour cela. Ils publient des informations sur des recherches qui ne sont pas du tout vraies, afin d’induire en erreur la concurrence.
B.M : Le rapport au temps change également. Ce qui vous prend des semaines ou des mois pourra prendre des minutes demain. L’informatique quantique, l’intelligence artificielle, qui vient ubériser toutes les questions de langues dans les différents pays, vont accélérer certains process, il faut s’y préparer. Cela induit des différences fondamentales dans la manière de travailler et d’échanger.
Si vous souhaitiez que le public retienne une chose de ce séminaire, ce serait quoi ?
B.M : Je pense qu’il faut marteler que le monde a changé depuis un bon moment, et qu’il est encore en train de changer radicalement, que la principale difficulté tient dans notre rapport à l’incertitude. On ne peut plus traiter les problèmes comme on le faisait par le passé. Cela passe par nos modèles d’organisation, nos modèles de management. Et que pour gérer cette nouvelle complexité, on doit prendre des décisions aussi importante et aussi conséquente que la complexité qui nous fait face. On ne peut pas résoudre les problèmes d’aujourd’hui avec les méthodes d’hier. On ne peut pas y rester accroché à nos process face à ces situations qui évoluent. Donc il faut prendre conscience de tout cela. Et pendant le séminaire, nous nous emploierons à discuter de la gestion des méthodes complexes, et appuyer sur ce qu’il faut faire.


